Valse macabre

Une nuit froide et sèche, une nuit baignée par la lumière blafarde de la lune, une nuit parfaite pour la chasse. Mais cette nuit ne verra pas se dérouler une chasse comme tant d'autres. Non, cette nuit est bien spéciale, cette nuit la chasse aura un goût légèrement différent. Cette nuit, le jeu se déroulera sur un rythme bien particulier...

Nous avançons dans les bois sur un rythme soutenu, la nuit est encore jeune mais il nous faut nous presser si nous voulons en profiter au mieux. Sans peine elle me suit, ignorant notre destination. Elle me presse de questions, ne supportant pas de rester ainsi dans l'ignorance mais avec un sourire malin je m'extirpe sans cesse de cet interrogatoire, on dirait un gamin espiègle fier de diriger le jeu. Elle fait mine d'être vexée mais nous pratiquons cet exercice depuis si longtemps que nous n'avons plus de failles l'un pour l'autre. Elle sait comme moi que je ne craquerais pas avant de dévoiler mon jeu, ma meilleure carte, mon plus bel atout. Et en effet ce soir, ma main est splendide, plus alléchante qu'à l'accoutumée. Cette nuit verra la création d'un nouveau chef d'oeuvre pour les artistes que nous sommes, dévoués autant que possible à leur art.

Les bois s'éclaircissent, nous quittons les ténèbres du couvert des arbres pour rejoindre la compagnie des pales rayons de notre compagne céleste. Un cimetière... Ici et là se dressent des tombes et des mausolées entretenus avec plus ou moins de soin. Me retournant vers elle, j'attrape sa main et esquisse un léger pas de danse, un sourire sur les lèvres. Je sens mon regard qui brille, je ne peux me détourner d'elle en ce lieu qui nous correspond tant. Ici et là, la mort est partout, elle nous entoure. Elle qui partage notre vie à tout instant, abattant sa terrible faux sur les âmes de ceux qui croisent notre chemin, attendant de pouvoir prendre nos propres vies. Ce jour là elle se délectera j'en suis sûr, il ne doit pas être d'existences plus savoureuses à prendre que celles qui, comme les nôtres, ont menées tant d'autres à se consumer lors d'une extinction brutale et inattendue. Ici et là se dressent ces pierres signalant que tel ou tel ont existé sur ces terres et se raccrochent encore tant bien que mal à ce monde par les souvenirs présents dans les esprits des vivants.

Je ne cesse de la regarder, observant l'impatience monter en elle. Je la sens bouillir dans ses entrailles, n'attendant que d'être comblée... De tous les jeux, celui-ci fait partie de mes favoris. Et ma chère Kerida, tu es mon adversaire fétiche, celle que je connais parfaitement et qui pourtant ne cesse de me surprendre. Mais cette nuit, je suis le maître du jeu. Cette nuit, je suis celui qui distribue les cartes. Et tu vas adorer découvrir la main qui s'offrira à toi. Continuons à nous ébattre en ce lieu, bientôt la fureur et l'instinct s'empareront à nouveau de nous. Le pire dans tout cela? C'est que nous adorons ça. Bientôt le jeu commencera et se déroulera selon nos règles. Entre les sépultures profitons simplement du fait d'être ensemble, sous le regard bienveillant de notre astre complice.

Un étang borde le cimetière, j'entraîne ma bien-aimée au bord de l'étendue d'eau si calme, si pure... Je suis venu repérer les lieux un peu plus tôt, m'imprégnant des environs, étudiant le nouveau terrain de jeu. Arrivés sur la rive, je la tire à moi et l'embrasse longuement. Comme je l'aime... Je me glisse ensuite derrière elle, la serrant contre moi, la tournant vers le miroir aquatique... De l'autre côté nous pouvons apercevoir un manoir d'une taille hautement respectable, lieu central d'un bien large domaine, faisant la fierté de ses propriétaires. Des lumières s'échappent de certaines fenêtres du lieu, le rez-de-chaussée est comme illuminé par un soleil miniature placé à l'intérieur. Aux étages, quelques lucarnes laissent elles aussi passer quelques rayons lumineux. Nous pouvons même entendre la musique s'échapper de la bâtisse et parvenir jusqu'à nous, une valse... D'une main je tire ses cheveux en arrière d'une de ses oreilles pour pouvoir y murmurer.

Vois tu mon amour? Il y a là une bien grande fête donnée par le seigneur des lieux, regroupant tout un tas de gens distingués. Ils pensent ainsi échapper à ce conflit qui ronge le royaume, cherchant à se changer les idées pour ne plus penser à ces affrontements qui perturbent leurs affaires. Il ne s'agit pas là de combattants, ce sont de riches fermiers, des bourgeois aisés, des nobles pompeux, des marchands qui profitent de la gangrène qui dévore ces terres pour s'enrichir un peu plus. Oh bien sûr il y a certainement là quelques officiers, bien droits dans leurs uniformes si propres, rassasiant leur auditoire de récits de combats héroïques alors que jamais ils n'ont connu la souffrance, la détresse ou la peur.

Il est temps pour nous de leur montrer quelle est la réalité de ce monde. Il est temps pour toi et moi de leur apprendre que leur existence n'est pas si importante qu'ils cherchent à s'en persuader, qu'au fond, ils ne sont pas différent des autres. Il est temps qu'ils voient quelle est la couleur du sang, quel est le goût de la peur et quelle est l'odeur de la mort.

Qu'en dis-tu? Voilà ce que je t'offre en cette nuit si belle. Une ribambelle de marionnettes pomponnées à l'envie, vêtues de leurs plus beaux atours, arborant de magnifiques coiffures préparées minutieusement pour cette occasion si spéciale, parfumées si délicatement. Laisserons nous passer de si beaux jouets? Ou allons nous prendre en mains les fils qui les dirigent? Veux tu ce soir encore jouer à mes côtés? Veux tu ce soir encore entamer avec moi cette danse enivrante que nous chérissons tant?

Mon étreinte se resserre et ma langue s'égare le long de son oreille pour descendre dans son cou. Je la sens frémir dans mes bras, tout comme moi elle ne peut résister à une telle proie.

Ressentant les frissons qui parcourent son corps, je resserre un peu plus mon étreinte, pose ma tête sur son épaule. Au-dessus de nous, quelques nuages viennent dissimuler notre cher astre lunaire, la faisant disparaître et avec elle son reflet dans l'étang si calme. Comme si l'obscurité venait dissimuler cette paix aquatique pour la protéger. La protéger de cette envie qui monte en nous, jaillissant de nos ténèbres, s'échappant de ces noirs recoins de nos âmes pour s'exprimer librement.

Il est temps de lancer le jeu alors...

Un nouveau frémissement de sa part suite à ce murmure. La fraîcheur de la nuit n'a plus d'emprise sur son corps qui s'emplit de la chaleur du désir. Il en va de même pour moi, l'impatience me gagne, la soif s'intensifie. De quelques pas en arrière je m'éloigne d'elle, elle se retourne et m'observe de ses yeux scintillants d'envie, de vie... Puisque là bas ils se délectent de leur attitude théâtrale, dissimulés derrière leurs masques et leurs beaux atours, pourquoi ne pas faire de même? Cette nuit est placée sous le signe du jeu et de la musique, comment ne pas répondre à une telle invitation? D'un geste exagéré au possible, je m'enroule dans cette cape écarlate qui est mienne, mon costume, mon masque... Baissant la tête, fermant les yeux, je reste là, immobile durant quelques secondes.

Puis je la regarde, conservant le visage en direction du sol. Un sourire malicieux vient se poser sur mes lèvres. Encore un peu de patience mon amour, le décor doit être parfait pour que nous puissions profiter de tout ceci. Rejetant soudain ma cape, toujours avec cet excès maniéré, levant la tête vers le ciel, je commence à prononcer ces paroles inhabituelles car inutiles et exagérés après tout, mais là est l'esprit de la comédie.

A toi, nôtre déesse tant aimée;

A toi, issue du second cercle infernal pour fouler ces terres;

A toi, qui nous guide et veille sur nous, acceptant nos offrandes de chair et de sang;

A toi, qui fût, qui est et qui sera à jamais baignée des ténèbres de l'âme;

Permet nous en cette nuit de t'offrir ces êtres dépravés, se complaisant dans le faste et le ridicule, s'altérant dans la décadence et l'orgueil.

Permet nous, à la lueur de ton astre, de combler cette envie qui est nôtre, qui est tienne...

Posant un genou au sol, ma main ramasse un peu de terre avant de la laisser retomber petit à petit. Je sens le regard de ma compagne posé sur moi, m'observant fixement, attendant la suite... Mais voilà qu'ils ne sont font pas attendre, mes chers complices... Ces racines qui sortent du sol juste devant moi, qui me contournent pour atteindre en rampant l'entrée du cimetière, sortant de cet enclos retenant la mort entre ses grilles. Puis les voilà qui s'élèvent, accompagnés d'un grondement sourd, formant une barrière végétale qui ne cesse de s'étirer sous nos yeux.

Je me retourne alors vers elle, dressée là au bord de cet étang, tandis que les nuages laissent notre pâle amie réapparaître. Je la rejoins, lui prend à nouveau la main.

Allons-y...

Reprenant mes pas de danse, je l'entraîne à ma suite vers ce manoir, contournant l'étang, pénétrant dans le domaine de ces êtres pathétiques. Alors je lui explique...

Ils sont partis pour cerner le manoir et ses alentours, avec l'aide de notre divine bien-aimée bien sûr, qui nous offre ainsi ces délicates marionnettes sur leurs propres plateaux d'argent. Ainsi nul ne pourra s'échapper, ils pourront toujours courir, mais où qu'ils aillent pour trouver le salut, il ne verront que cette sombre barrière impénétrable. Mais ne t'inquiète pas, le domaine est suffisamment grand et recèle de tellement de possibilités que la chasse sera grandiose.

Nous passons tout près d'une haute rangée d'arbres, plantés là pour créer une barrière d'un tout autre genre, un labyrinthe végétal... Des rires s'élèvent au-dessus des murs organiques de cette structure et nous parviennent. Oui, riez donc, profitez bien de cette soirée...

Je la prends dans mes bras sans cesser d'avancer et au son de la musique qui s'élève du manoir désormais si proche, je l'entraîne dans une valse éthérée. Nos pieds effleurent l'herbe si parfaitement entretenue et nous écartent un peu de ces proies là, elles seront pour plus tard... Ah s'ils nous voyaient depuis les escaliers qui mènent à cette salle de bal... Mais que verraient-ils au juste? Deux silhouettes dansant au son des instruments, s'écartant de la masse pour un peu plus d'intimité dans l'obscurité... Après tout il est tellement plus divertissant de tourner autour de la proie plutôt que de bondir dessus brutalement. Tournons donc mon amour... Quelle est grisante cette sensation qui m'emplit désormais... Virevoltons ainsi autour d'eux, mêlons nous à cette masse insouciante... Pour que l'horreur et l'effroi soient à leur paroxysme lorsqu'ils ouvriront les yeux alors que nous nous découvrirons et avancerons dans la lumière de leurs chandeliers.

Nous voici arrivant près d'une des entrées de service, au pied de l'une des tours du manoir. Elle sert un peu plus fort ma main. Oui, moi aussi je l'ai sentie... L'odeur du sang qui va bientôt couler, l'odeur de la proie encore inconsciente de son tragique destin qui va bientôt prendre fin de manière brutale... Juste là, derrière ce coin de mur... Une odeur simple, il ne s'agit pas d'un de ces nobliaux maquillés à outrance, non... Un simple servant, une parfaite mise en bouche. Je la regarde alors droit dans les yeux, je sens son envie, au moins aussi forte et envoûtante que la mienne. Il est temps d'ouvrir le bal, avec la révérence nécessaire à ces occasions. Honneur aux dames après tout, mon amour, verse donc la première goutte du sang qui illuminera cette nuit.

Ma Dame, me feras-tu l'honneur d'accepter ce modeste présent, simple et pourtant appétissant hors-d'oeuvre au festin qui nous attend? Sois donc celle qui lancera le signal qui débutera ces somptueuses festivités.

Au loin résonne encore la douce symphonie et les rires des invités. Oui, amusez-vous donc. Amusez-nous...